Enki Bilal nous
l’a dit, il a apporté la neige, et c’est donc parée d’un manteau blanc que la
ville d’Oxford l’accueille ce vendredi 2 mars pour une rencontre à la Taylorian.
Auteur de bande dessinée à la renommée internationale, artiste protéiforme,
Enki Bilal a su rester, à force de travail et de passion, un « auteur libre »,
selon ses propres mots, multipliant les expériences artistiques, au théâtre, au
cinéma, en ballet...
Né à Belgrade, Enki
Bilal est arrivé en France à l’âge de dix ans. Lors de cette arrivée qu’il
qualifie de « brutale », il estime que sa sœur et lui ont été sauvés
par le défi qui se présentait à eux : le défi de l’apprentissage d’une
nouvelle langue, qui l’a très vite séduit. Avant d’arriver en France, Enki
Bilal est déjà passionné par le dessin. Mais lorsqu’il découvre la bande
dessinée franco-belge, il a l’impression d’arriver dans « le pays de ses
rêves », et sa découverte de la langue française va venir modifier en profondeur
sa pratique artistique. Sa pratique du dessin, dans laquelle il a trouvé un
« refuge », est alors complétée par la révélation d’une langue — le
français — qui semble si bien s’accorder au dessin, et au genre de la bande
dessinée. Cette relation forte qui existe pour lui entre la langue française et
la bande dessinée, Enki Bilal l’envisage comme la conjonction de différents moyens
de « dessiner », indépendants et complémentaires. Le français,
d’abord, a le pouvoir de compléter le travail de l’artiste, de s’imposer à une
image en « dessinant » d’autres images, dont la puissance est autonome
du dessin sur la page. A cette force combinée de la langue et du dessin
s’ajoute ensuite la force de l’imagination du lecteur, qui, elle,
« dessine » pour combler l’espace entre deux cases, remplir cette
bande blanche qui les sépare. Enki Bilal considère que les deux aspects de son
œuvre, l’écrit et le dessin, ont une importance égale dans sa bande dessinée :
la langue française est un médium à part entière pour l’artiste.
On s’étonne donc
peu de l’importance des influences littéraires qui traversent son œuvre. Point
de départ, inspiration, ou source de citations, certaines œuvres littéraires et
certains auteurs accompagnent Enki Bilal depuis ses débuts. Ces citations,
comme celles de Baudelaire dans Animal’z,
le premier tome de la trilogie Coup de
Sang, il les cherche en fonction de son fil narratif et leur confère le
rôle de « valider » la narration. Dans Julia & Roem, le deuxième tome de cette même trilogie,
l’influence de la pièce de Shakespeare est évidente dès le titre, et les
citations tirées de cette pièce, dans sa traduction par François-Victor Hugo,
émaillent le récit. Si cet album a bel et bien permis à Enki Bilal de
rencontrer un public littéraire, ses inspirations ne se limitent pas à la
littérature : elles sont multiples. En effet, c’est le projet de décor
pour le ballet Roméo et Juliette,
chorégraphié par Angelin Preljocaj, qui sert de véritable point de départ à cet
album.
Malgré la
diversité de ces influences artistiques dont l’importance demeure indéniable, la
motivation d’Enki Bilal est avant tout thématique : ces principales
sources d’inspiration sont le réel, le présent ; en un mot, l’humanité.
Passionné par l’histoire du vingtième siècle et marqué très tôt, dès son
enfance à Belgrade, par les enjeux de la politique et les problématiques du
pouvoir, Enki Bilal déploie dans son univers une imagination qui est avant tout
« prospective », comme dans son dernier album Bug, qu’il décrit comme une « dystopie dans la
distance », comportant une part de dérision. D’un point de vue graphique,
ce regard prospectif lui permet d’éviter les contraintes de la documentation,
et de développer ce style si reconnaissable.
Dans l’univers
de la bande dessinée, ce regard particulier en est venu à caractériser son
travail. Enki Bilal, entré dans le monde de la bande dessinée dans les années
1970, au moment où celle-ci, en France, commence à devenir adulte —
c’est-à-dire à la fois un genre qui ne s’adresse plus seulement aux enfants et
un art à part entière — le bon moment, selon lui, pour aborder ces thèmes rares
et ambitieux. En effet, Enki Bilal n’a pas suivi la trajectoire classique qui
prédomine parmi les auteurs de BD, à qui l’on conseille de créer un personnage
récurrent afin de fidéliser les lecteurs, d’éviter de parler de politique et
d’idéologie. Le monde anglo-saxon, bien qu’il soit toujours réticent face à une
bande dessinée qui tente de se défaire de son image de simple divertissement,
est plus ouvert à cette littérature prospective, tournée vers le futur. C’est
aussi le cas dans les pays de l’est de l’Europe, tandis qu’en France, pays plus
« timoré » face à ces sujets, la tendance est plutôt à l’autofiction,
au récit nostalgique et tourné vers le passé.
Lorsqu’Enki
Bilal évoque les techniques variées qu’il mobilise pour réaliser ses albums —
acrylique et pastel pour le travail des couleurs, papiers teintés et rehauts de
blanc, ainsi que ces touches de bleu qui s’imposent comme un fil conducteur
dans son œuvre — il nous offre un aperçu de ce travail qui fait de chaque
planche, de chaque case, une œuvre d’art à part entière. Pourtant, le dessin
n’est jamais pour lui le point de départ d’un album. Tout part d’une histoire,
écrite « par saccades », qui se développe sur moins d’une dizaine de
pages. La genèse d’un album d’Enki
Bilal, c’est d’abord les mots, et les images qu’ils peuvent produire. Au cours
de la période de sa conception, qui peut durer entre un ou deux ans, un album
reste une « matière vivante », susceptible d’être modifiée en
permanence, et ce jusqu’au dernier moment. L’artiste suit donc son intuition,
mais toujours de manière contrôlée, comme un cinéaste qui attend le moment
propice pour tourner une scène. Le cinéma, c’est d’ailleurs un univers qu’Enki
Bilal, qui a réalisé trois films, connaît bien. Dès 1982, il réalise les décors
du film La Vie est un roman d’Alain
Resnais, lui-même passionné de bande dessinée. Pour ce projet, il reprend un
procédé utilisé par Méliès, qui consiste à peindre les décors sur des plaques
de verre en laissant un espace vide au centre afin de donner l’impression que
les personnages s’y déplacent. Preuve de la place centrale qu’occupe le cinéma
dans l’œuvre de l’artiste, c’est aussi sur l’évocation d’un projet cinématographique
que s’achève cette rencontre. Enki Bilal prépare en effet un film de fiction
documentaire, dont le tournage commencera en 2019. Adaptation du livre Homo Disparitus du journaliste Alan
Weisman, le film raconte la planète après la disparition de l’homme : une
exploration du futur et critique du présent, deux thématiques qui parcourent
toute l’œuvre de l’artiste, de La
Tétralogie du Monstre au nouvel album Bug,
jusqu’à ces futurs projets que l’on a hâte de découvrir.
Événement organisé par Dr Michael Abecassis,
Cinéma et Culture Française à Oxford
Article rédigé par Virginie Trachsler
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