Le 15 mars, le footballeur international Lilian Thuram nous a
rendu visite à Oxford pour parler de sa Fondation « Education contre le racisme »,
qu’il a créée il y a dix ans, en 2008. Le principe essentiel qui est à l’origine
de toutes les actions de la Fondation est simple : on ne naît pas raciste,
on le devient. C’est pourquoi il est essentiel d’éduquer contre le racisme.
Mais avant d’aborder plus en détails le travail indispensable réalisé par la Fondation, cette rencontre commence, inévitablement, par évoquer la victoire française lors de la Coupe du monde de football 1998, il y a tout juste vingt ans. Lilian Thuram, qui a été sacré champion du monde cette même année, livre son analyse de ce qui a fait la force de cette équipe de France. Le premier facteur a été la « culture footballistique » très riche de joueurs qu’il qualifie de « connaisseurs », et qui pour beaucoup avaient joué en Italie, et ont réussi, pour remporter cette Coupe du Monde, à allier la tactique — à l’italienne, donc — et le « panache », pour donner à cette victoire la petite touche française ! Mais les spectateurs, et le fait que la coupe a eu lieu en France cette année-là, ont aussi, selon lui, eu une grande influence. Pour lui, le football est une performance artistique, et comme dans toute performance, les spectateurs occupent une place importante : ils permettent à l’équipe de se transcender. Enfin, au sein de l’équipe, la cohésion entre les joueurs, qui s’est construite sur plusieurs années, a joué un rôle primordial.
C’est cette même équipe très unie qui a été souvent présentée
comme un modèle de diversité en France. Lilian Thuram note cependant que c’est
bien la victoire qui a permis à tant de Français et Françaises de se retrouver
dans cette équipe. La possibilité pour chaque Français de se sentir partie d’un
groupe gagnant a modifié la perception de l’équipe. Cette victoire a également rendu
possible, une nouveauté à l’époque, un dialogue autour de la religion et de la
couleur de peau. Si cette diversité était acceptée dans le football, alors
pourquoi pas dans d’autres milieux ?
Cependant, ce dialogue est loin d’être achevé, et les débats
loin d’être résolus. Si Lilian Thuram estime qu’il n’y a pas en France de réel
tabou autour des différences religieuses et ce qu’il a choisi d’appeler les
« différences de couleur », il admet que le vocabulaire n’est pas
toujours très clair : on parle de « diversité », justement, de
« minorité visible » et, à l’autre bout du spectre, de Français
« de souche », une expression qui suggère fortement une ligne de
couleur, mais sans l’assumer. Même en l’absence de réel tabou, il demeure
primordial de nous confronter à l’histoire de divisions que l’on peut encore
lire dans ces expressions, une histoire qui est aussi et avant tout une
histoire de hiérarchie entre les êtres humains. En effet, cette confrontation
nous permet de questionner les fruits de ce passé, mais aussi notre présent,
pour mieux le comprendre.
C’est par le biais de l’histoire que Lilian Thuram en vient à
parler plus en détail de la Fondation Education contre le racisme et de son
travail dans les établissements scolaires. Il décrit ce travail d’éducation
comme un travail de « décentrement », pour permettre aux enfants (et à
tout le monde) de voir les choses différemment, d’adopter un autre regard sur
eux-mêmes et sur le monde, sans les culpabiliser inutilement pour autant. Il
nous présente un exercice de décentrement qu’il utilise dans les écoles :
une carte du monde « à l’envers », avec l’Afrique au centre. C’est
une expérience qui, par les réactions qu’elle suscite, révèle de façon
frappante et très visuelle à quel point nous sommes conditionnés à adopter un
certain point de vue : nous sommes habitués à voir des cartes sur
lesquelles l’Europe est représentée au centre, mais cette position est
évidemment le résultat d’un choix plus que d’une réalité géographique objective.
Avec cette même idée du décentrement en tête, Lilian Thuram a proposé, pour une
exposition sur le racisme au Musée de l’Homme, de poser la question suivante :
« Qu’est-ce qu’être blanc ? » Cette question présente un
véritable défi au réflexe qui pousse à considérer la peau blanche comme la
couleur par défaut, la couleur de peau « normale ».
Le décentrement est en effet nécessaire pour se rendre compte
de la façon dont l’autre vit la société, car on perçoit rarement ses propres
avantages, que l’on a tendance à considérer comme des acquis. Il joue donc un
rôle essentiel pour nous permettre de déconstruire les « mécanismes de
supériorité » qui sous-tendent nos sociétés et sont à l’origine de toutes
les discriminations, le racisme bien sûr, mais aussi le sexisme. Ainsi, combattre
le sexisme, c’est aussi opérer un décentrement : c’est, par exemple,
inverser notre perspective quand on considère le manque de représentation des
femmes dans la vie politique. Il n’y a pas assez de femmes, dit-on, mais n’y
aurait-il pas trop d’hommes ? A ses yeux, la discrimination positive n’est pas une façon de
« forcer les choses », comme le pensent certains, mais un rééquilibre
ou un réajustement nécessaire. Il donne pour preuve une expérience qu’il mène
dans les écoles : après avoir nommé des garçons à des postes de
responsabilité fictifs et les avoir convaincus de la nécessité de l’égalité,
très peu de ces jeunes garçons sont prêts à céder leur place à une fille et à
perdre leurs avantages ! Pour contrer ce phénomène « naturel »,
il faut éduquer les enfants et les habituer à l’idée que l’égalité est normale.
C’est donc à tous les niveaux et contre tous les types de
discrimination qu’il faut défendre l’égalité, et faire comprendre aux enfants ce
qu’est le rejet de l’autre et comment s’opère le conditionnement. Souvent, en
effet, les enfants ne font que reproduire les schémas de pensée et les
traditions qui sont ceux de leur famille : s’éloigner de ces
« schémas » est souvent perçu par les enfants comme une trahison de
leurs valeurs familiales, voire de leur famille même. Voilà pourquoi
l’éducation a un rôle si important à jouer, nous rappelle Lilian Thuram.
Même s’il ne perçoit pas son travail d’éducation comme une
« mission », Lilian Thuram nous explique en quelques mots ce qui l’a
poussé à s’y consacrer. Né en Guadeloupe, il arrive à neuf ans en région
parisienne : et c’est à son arrivée en France qu’il « devient
noir », selon sa propre expression. Sa mère lui a inculqué l’idée que le racisme
des Blancs était une fatalité. Mais, loin d’être une fatalité, ce racisme est en
réalité un produit de l’histoire de l’esclavage, qui aujourd’hui encore reste
un tabou, et n’est pas racontée comme elle le devrait, selon lui. L’esclavage
en tant que système économique a construit un discours d’infériorité dont il
reste encore des traces aujourd’hui, et il est donc nécessaire de l’étudier, et
plus généralement d’étudier l’histoire afin de prendre conscience, par exemple,
que nous sommes encore aujourd’hui les héritiers du discours
« nous/eux » qui se met en place lors de la controverse de
Valladolid. Ce travail sur l’Histoire lui a également permis d’éclairer
certains aspects de son histoire personnelle. Par exemple, le fait d’apprendre
que dans le Code noir (1685-1848), code qui règle la vie des esclaves dans les
colonies françaises, les hommes noirs sont désignés comme
« géniteurs » et non pas comme « pères » lui a permis de mieux
comprendre sa famille, dans laquelle il est l’un des cinq enfants, nés chacun
d’un père différent.
Cependant, ce travail de recherche et d’éducation, bien
qu’essentiel, ne suffit pas. Il doit s’accompagner d’un travail de mémoire
réalisé collectivement, sur l’histoire de l’esclavage, et plus généralement,
sur l’histoire des « mécanismes de supériorité », et leurs héritages.
Pour certains personnages ou certaines références historiques très enracinés,
tels que Colbert, qui a préparé le Code Noir à la demande de Louis XIV, le
travail de mémoire est problématique, et difficile à réaliser. Le plus important,
selon Lilian Thuram, n’est pas de rejeter en bloc toutes ces références, mais
de « questionner » ces figures historiques, leur rôle, leur héritage.
Il est souvent complexe pour un pays de reconnaître son passé, et le manque de
courage politique que l’on observe parfois n’aide pas à résoudre ces questions,
remarque-t-il.
« Questionner » certaines figures historiques, pour
changer la mémoire, mais aussi en mettre d’autres en valeur : c’est ce
qu’il a voulu faire dans son livre Mes
étoiles noires : de Lucy à Barack Obama. Il nous explique qu’avec cet
ouvrage où il a compilé quarante-cinq portraits de ses références et
inspirations, il a voulu enrichir les connaissances et les imaginaires de ses
lecteurs, car pour beaucoup, l’histoire noire commence avec l’esclavage. Parmi
ses sources d’inspiration, il citera Frantz Fanon, qui a beaucoup travaillé sur
l’estime de soi, un concept primordial à ses yeux. En effet, ce que des
expériences réalisées à Harlem ont contribué à montrer dès les années 1950,
c’est le manque d’estime de soi ancré chez les enfants noirs : dans cette
expérience, des enfants noirs sont mis face à deux poupées, l’une blanche et l’une
noire. On leur demande ensuite de juger les deux poupées selon plusieurs
critères : les enfants attribuent tous les défauts à la poupée noire, tout
en s’identifiant à elle. L’éducation a donc un rôle immense à jouer dans la
construction de l’estime de soi, dès l’enfance : partager ses
« étoiles noires » avec un jeune public, c’est leur offrir des
modèles, des références qui deviendront peut-être aussi les leurs.
La culture populaire a aussi son importance dans la
construction de l’identité et la représentation de la diversité d’une société. Interrogé
au sujet de la représentation des personnes de couleur dans le paysage
artistique français, plutôt faible, par rapport à certaines productions
américaines telles qu’Hamilton, ou
plus récemment le film Black Panther,
Lilian Thuram explique que cela est en partie dû au fait que les Etats-Unis ont
une culture de la résistance différente de la France, liée en particulier à la
ségrégation, et à l’émergence d’une bourgeoisie noire au sein de ce système
ségrégué, et par conséquent à une certaine culture populaire qui n’existe pas
en France.
On finira cette rencontre comme on l’a commencée, en évoquant
le football, ses qualités et ses travers. Comme lors de la Coupe du monde de
1998, le foot, en tant que sport collectif, crée aujourd’hui des liens
d’appartenance à différentes échelles. Malheureusement, selon Lilian Thuram, la
structure du football en clubs et la force de l’appartenance au club attisent et
créent des antagonismes vides de sens, des affrontements fictifs. Mais le rôle
du football est toujours de créer des émotions, estime-t-il. Enfin, même s’il
se défend toujours d’avoir une « mission », Lilian Thuram conclura
néanmoins que le sportif, à cause de sa visibilité et sa notoriété, a le devoir
de faire don de soi. Et d’après ce qu’on a pu voir, c’est mission
accomplie !
Événement organisé par Dr Michael Abecassis,
Cinéma et Culture Française à Oxford
Article rédigé par Virginie Trachsler
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