samedi 26 mai 2018

Rencontre avec Lilian Thuram (15 mars, Wadham College)


Le 15 mars, le footballeur international Lilian Thuram nous a rendu visite à Oxford pour parler de sa Fondation « Education contre le racisme », qu’il a créée il y a dix ans, en 2008. Le principe essentiel qui est à l’origine de toutes les actions de la Fondation est simple : on ne naît pas raciste, on le devient. C’est pourquoi il est essentiel d’éduquer contre le racisme.

Mais avant d’aborder plus en détails le travail indispensable réalisé par la Fondation, cette rencontre commence, inévitablement, par évoquer la victoire française lors de la Coupe du monde de football 1998, il y a tout juste vingt ans. Lilian Thuram, qui a été sacré champion du monde cette même année, livre son analyse de ce qui a fait la force de cette équipe de France. Le premier facteur a été la « culture footballistique » très riche de joueurs qu’il qualifie de « connaisseurs », et qui pour beaucoup avaient joué en Italie, et ont réussi, pour remporter cette Coupe du Monde, à allier la tactique — à l’italienne, donc — et le « panache », pour donner à cette victoire la petite touche française ! Mais les spectateurs, et le fait que la coupe a eu lieu en France cette année-là, ont aussi, selon lui, eu une grande influence. Pour lui, le football est une performance artistique, et comme dans toute performance, les spectateurs occupent une place importante : ils permettent à l’équipe de se transcender. Enfin, au sein de l’équipe, la cohésion entre les joueurs, qui s’est construite sur plusieurs années, a joué un rôle primordial.
C’est cette même équipe très unie qui a été souvent présentée comme un modèle de diversité en France. Lilian Thuram note cependant que c’est bien la victoire qui a permis à tant de Français et Françaises de se retrouver dans cette équipe. La possibilité pour chaque Français de se sentir partie d’un groupe gagnant a modifié la perception de l’équipe. Cette victoire a également rendu possible, une nouveauté à l’époque, un dialogue autour de la religion et de la couleur de peau. Si cette diversité était acceptée dans le football, alors pourquoi pas dans d’autres milieux ?
Cependant, ce dialogue est loin d’être achevé, et les débats loin d’être résolus. Si Lilian Thuram estime qu’il n’y a pas en France de réel tabou autour des différences religieuses et ce qu’il a choisi d’appeler les « différences de couleur », il admet que le vocabulaire n’est pas toujours très clair : on parle de « diversité », justement, de « minorité visible » et, à l’autre bout du spectre, de Français « de souche », une expression qui suggère fortement une ligne de couleur, mais sans l’assumer. Même en l’absence de réel tabou, il demeure primordial de nous confronter à l’histoire de divisions que l’on peut encore lire dans ces expressions, une histoire qui est aussi et avant tout une histoire de hiérarchie entre les êtres humains. En effet, cette confrontation nous permet de questionner les fruits de ce passé, mais aussi notre présent, pour mieux le comprendre.
C’est par le biais de l’histoire que Lilian Thuram en vient à parler plus en détail de la Fondation Education contre le racisme et de son travail dans les établissements scolaires. Il décrit ce travail d’éducation comme un travail de « décentrement », pour permettre aux enfants (et à tout le monde) de voir les choses différemment, d’adopter un autre regard sur eux-mêmes et sur le monde, sans les culpabiliser inutilement pour autant. Il nous présente un exercice de décentrement qu’il utilise dans les écoles : une carte du monde « à l’envers », avec l’Afrique au centre. C’est une expérience qui, par les réactions qu’elle suscite, révèle de façon frappante et très visuelle à quel point nous sommes conditionnés à adopter un certain point de vue : nous sommes habitués à voir des cartes sur lesquelles l’Europe est représentée au centre, mais cette position est évidemment le résultat d’un choix plus que d’une réalité géographique objective. Avec cette même idée du décentrement en tête, Lilian Thuram a proposé, pour une exposition sur le racisme au Musée de l’Homme, de poser la question suivante : « Qu’est-ce qu’être blanc ? » Cette question présente un véritable défi au réflexe qui pousse à considérer la peau blanche comme la couleur par défaut, la couleur de peau « normale ».
Le décentrement est en effet nécessaire pour se rendre compte de la façon dont l’autre vit la société, car on perçoit rarement ses propres avantages, que l’on a tendance à considérer comme des acquis. Il joue donc un rôle essentiel pour nous permettre de déconstruire les « mécanismes de supériorité » qui sous-tendent nos sociétés et sont à l’origine de toutes les discriminations, le racisme bien sûr, mais aussi le sexisme. Ainsi, combattre le sexisme, c’est aussi opérer un décentrement : c’est, par exemple, inverser notre perspective quand on considère le manque de représentation des femmes dans la vie politique. Il n’y a pas assez de femmes, dit-on, mais n’y aurait-il pas trop d’hommes ?  A ses yeux, la discrimination positive n’est pas une façon de « forcer les choses », comme le pensent certains, mais un rééquilibre ou un réajustement nécessaire. Il donne pour preuve une expérience qu’il mène dans les écoles : après avoir nommé des garçons à des postes de responsabilité fictifs et les avoir convaincus de la nécessité de l’égalité, très peu de ces jeunes garçons sont prêts à céder leur place à une fille et à perdre leurs avantages ! Pour contrer ce phénomène « naturel », il faut éduquer les enfants et les habituer à l’idée que l’égalité est normale.
C’est donc à tous les niveaux et contre tous les types de discrimination qu’il faut défendre l’égalité, et faire comprendre aux enfants ce qu’est le rejet de l’autre et comment s’opère le conditionnement. Souvent, en effet, les enfants ne font que reproduire les schémas de pensée et les traditions qui sont ceux de leur famille : s’éloigner de ces « schémas » est souvent perçu par les enfants comme une trahison de leurs valeurs familiales, voire de leur famille même. Voilà pourquoi l’éducation a un rôle si important à jouer, nous rappelle Lilian Thuram.

 
Même s’il ne perçoit pas son travail d’éducation comme une « mission », Lilian Thuram nous explique en quelques mots ce qui l’a poussé à s’y consacrer. Né en Guadeloupe, il arrive à neuf ans en région parisienne : et c’est à son arrivée en France qu’il « devient noir », selon sa propre expression. Sa mère lui a inculqué l’idée que le racisme des Blancs était une fatalité. Mais, loin d’être une fatalité, ce racisme est en réalité un produit de l’histoire de l’esclavage, qui aujourd’hui encore reste un tabou, et n’est pas racontée comme elle le devrait, selon lui. L’esclavage en tant que système économique a construit un discours d’infériorité dont il reste encore des traces aujourd’hui, et il est donc nécessaire de l’étudier, et plus généralement d’étudier l’histoire afin de prendre conscience, par exemple, que nous sommes encore aujourd’hui les héritiers du discours « nous/eux » qui se met en place lors de la controverse de Valladolid. Ce travail sur l’Histoire lui a également permis d’éclairer certains aspects de son histoire personnelle. Par exemple, le fait d’apprendre que dans le Code noir (1685-1848), code qui règle la vie des esclaves dans les colonies françaises, les hommes noirs sont désignés comme « géniteurs » et non pas comme « pères » lui a permis de mieux comprendre sa famille, dans laquelle il est l’un des cinq enfants, nés chacun d’un père différent.
Cependant, ce travail de recherche et d’éducation, bien qu’essentiel, ne suffit pas. Il doit s’accompagner d’un travail de mémoire réalisé collectivement, sur l’histoire de l’esclavage, et plus généralement, sur l’histoire des « mécanismes de supériorité », et leurs héritages. Pour certains personnages ou certaines références historiques très enracinés, tels que Colbert, qui a préparé le Code Noir à la demande de Louis XIV, le travail de mémoire est problématique, et difficile à réaliser. Le plus important, selon Lilian Thuram, n’est pas de rejeter en bloc toutes ces références, mais de « questionner » ces figures historiques, leur rôle, leur héritage. Il est souvent complexe pour un pays de reconnaître son passé, et le manque de courage politique que l’on observe parfois n’aide pas à résoudre ces questions, remarque-t-il.
« Questionner » certaines figures historiques, pour changer la mémoire, mais aussi en mettre d’autres en valeur : c’est ce qu’il a voulu faire dans son livre Mes étoiles noires : de Lucy à Barack Obama. Il nous explique qu’avec cet ouvrage où il a compilé quarante-cinq portraits de ses références et inspirations, il a voulu enrichir les connaissances et les imaginaires de ses lecteurs, car pour beaucoup, l’histoire noire commence avec l’esclavage. Parmi ses sources d’inspiration, il citera Frantz Fanon, qui a beaucoup travaillé sur l’estime de soi, un concept primordial à ses yeux. En effet, ce que des expériences réalisées à Harlem ont contribué à montrer dès les années 1950, c’est le manque d’estime de soi ancré chez les enfants noirs : dans cette expérience, des enfants noirs sont mis face à deux poupées, l’une blanche et l’une noire. On leur demande ensuite de juger les deux poupées selon plusieurs critères : les enfants attribuent tous les défauts à la poupée noire, tout en s’identifiant à elle. L’éducation a donc un rôle immense à jouer dans la construction de l’estime de soi, dès l’enfance : partager ses « étoiles noires » avec un jeune public, c’est leur offrir des modèles, des références qui deviendront peut-être aussi les leurs.
La culture populaire a aussi son importance dans la construction de l’identité et la représentation de la diversité d’une société. Interrogé au sujet de la représentation des personnes de couleur dans le paysage artistique français, plutôt faible, par rapport à certaines productions américaines telles qu’Hamilton, ou plus récemment le film Black Panther, Lilian Thuram explique que cela est en partie dû au fait que les Etats-Unis ont une culture de la résistance différente de la France, liée en particulier à la ségrégation, et à l’émergence d’une bourgeoisie noire au sein de ce système ségrégué, et par conséquent à une certaine culture populaire qui n’existe pas en France.
On finira cette rencontre comme on l’a commencée, en évoquant le football, ses qualités et ses travers. Comme lors de la Coupe du monde de 1998, le foot, en tant que sport collectif, crée aujourd’hui des liens d’appartenance à différentes échelles. Malheureusement, selon Lilian Thuram, la structure du football en clubs et la force de l’appartenance au club attisent et créent des antagonismes vides de sens, des affrontements fictifs. Mais le rôle du football est toujours de créer des émotions, estime-t-il. Enfin, même s’il se défend toujours d’avoir une « mission », Lilian Thuram conclura néanmoins que le sportif, à cause de sa visibilité et sa notoriété, a le devoir de faire don de soi. Et d’après ce qu’on a pu voir, c’est mission accomplie !

Événement organisé par Dr Michael Abecassis,
Cinéma et Culture Française à Oxford
Article rédigé par Virginie Trachsler

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